P. Bisegger: Ponts et pensées Adrien Pichard 1790-1841

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Titel
Ponts et pensées Adrien Pichard 1790-1841. Premier ingénieur cantonal


Autor(en)
Bisegger, Paul
Reihe
Bibliothèque historique vaudoises 147
Erschienen
Lausanne 2019: Bibliothèque historique vaudoise
Anzahl Seiten
762 S.
von
Gilbert Coutaz

Ce n’est pas une publication comme une autre, certes déjà par son ampleur (l’auteur est en fait un récidiviste !), mais surtout parce qu’elle est une œuvre « monumentale » de pleine maturité, arrivant à la fin d’un lointain processus de recherches, entamé en 1978 lors de découverte des archives personnelles et professionnelles d’Adrien Pichard. Depuis, Paul Bissegger a rédigé une quinzaine d’articles et trois monographies éditées chaque fois par la Bibliothèque historique vaudoise : Le moyen âge romantique en Pays de Vaud (No 79), en 1985, Entre Arcadie et Panthéon. Grandes demeures classiques aux environs de Rolle (No 121), en 2001, et D’ivoire et de marbre. Alexandre et Henri Perregaux ou l’Âge d’or de l’architecture vaudoise 1770-1850 (No 131), en 2007 (voir RHV, 116, 2008, pp. 275-276). Ce dernier ouvrage, consacré aux architectes père et fils, Alexandre et Henri Perregaux, trouve son miroir dans la nouvelle publication, tant les carrières d’Henri Perregaux (1785-1850) et d’Adrien Pichard sont imbriquées durant les années 1820 à 1840, connaissant leurs lots de rivalités, de collaborations et d’intrigues. Ainsi, dans le livre de 2007, l’index des noms de personnes atteste 45 occurrences d’Adrien Pichard (de loin les plus fournies), et que dans celui de 2019, Henri Perregaux est cité à 85 reprises. A une époque où la distinction entre les fonctions d’architecte et d’ingénieur tendaient à se recouper, ils se prévalaient de pouvoir intervenir dans le domaine de l’autre. A l’évidence, Henri Perregaux présentait des atouts en architecture qu’Adrien Pichard n’avait pas : l’expérience des chantiers et la conduite des ouvriers.

A l’entrée en fonction d’Adrien Pichard en 1818, Henri Perregaux dut céder sa place d’inspecteur des bâtiments en ville de Lausanne, ce qui ne l’empêcha pas d’être souvent sollicité par le Conseil d’Etat pour ses expertises, le dépôt de projets ou le suivi des travaux d’entretien de la cathédrale de Lausanne. Lors de la construction du pénitencier cantonal de Béthusy (1819-1826), considéré momentanément comme l’un des plus modernes d’Europe, les plans d’Adrien Pichard s’imposèrent par rapport à ceux d’Henri Perregaux. Le pont d’Orbe (1822-1831) exécuté selon les directives d’Adrien Pichard fut jugé comme un des meilleurs ouvrages d’art en Suisse, alors même que son auteur avait été écarté sans annonce préalable des discussions dès 1825 au profit de son concurrent. On retrouve le nom d’Henri Perregaux dans les réflexions et l’accomplissement des travaux du Grand-Pont et de la « ceinture Pichard » qui se terminèrent après la mort de leur concepteur, respectivement en 1844 pour le premier et en 1874 avec le raccordement du Tunnel à la place de la Riponne, en 1864. Déterminé à loger sa famille dans une maison de sa création, Adrien Pichard n’échappa aux critiques de son contradicteur qui trouva les esquisses d’une trop grande sobriété. Implantée au-dessous de Saint-François, sa villa « Mi-Mont », entourée d’un jardin généreusement fleuri et arborisé, fut emportée, vers 1880, par la vague d’urbanisation des quartiers au-dessus la gare ferroviaire.

Quatre parties, d’inégale longueur, constituent la biographie d’Adrien Pichard. Le rappel de leur titre suffit à donner une idée du contenu : Famille, enfance et formation ; Inspecteur des bâtiments de l’Etat ; Le Service des ponts et chaussées ; Les engagements annexes de l’ingénieur (l’hydraulique, les activités scientifiques, le penseur en marge des saint-simoniens).

Une double annexe, Sources et bibliographie, Index des noms de lieux et des noms de personnes, sans oublier un cahier couleurs, complètent la table des matières d’une publication qui manifeste une fois de plus la méthode de l’auteur : recours aux sources primaires, investigations documentaires tous azimuts et dans ses diverses formes, croisement des informations, contextualisation des faits abondance de notes, bibliographie exhaustive. A la différence de celles utilisées pour l’étude des architectes Perregaux, dispersées et disparates, l’auteur a bénéficié de fonds d’archives officielles et privées très riches et diversifiées dans lesquelles il puise des pensées d’Adrien Pichard mises en exergue au début de chaque chapitre. Il accompagne son texte foisonnant d’informations de 334 illustrations systématiquement légendées, dont 33 réunies dans un cahier couleurs. Il exploite la moindre parcelle de renseignements, soucieux de ne rien laisser dans l’ombre (chaque nom de personne est enrichi de notations d’état civil et, au besoin, de renvois bibliographiques). Il édite à bon escient la « Bibliothèque des ponts et chaussées » qu’Adrien Pichard veilla à compléter en 1820 et dont il profita des accroissements successifs.

Si les étapes de vie d’Adrien Pichard justifient le découpage de la publication, elles débordent largement le cas individuel. En fait, c’est l’histoire politique, économique, intellectuelle et technique du canton de Vaud de la première moitié du XIXe siècle qui est relatée, l’organisation d’une administration à la hauteur des missions nouvelles, la mise à disposition d’équipements, d’infrastructures routières et d’aménagements hydrauliques et l’alignement des techniques opératoires sur les progrès scientifiques, le tout situé dans les réseaux politiques, professionnels, associatifs et familiaux dont Adrien Pichard profite ou s’écarte. « Sa sociabilité est très sélective ». (p. 682) Gabriel-Marc-Adrien est né à Lausanne, le 30 juin 1790, dans un milieu privilégié : son père, François-Ferdinand-Gabriel (1753-1809), est professeur de théologie, dès 1800, et recteur, entre 1805 et 1809, de l’Académie de Lausanne ; sa mère, Louise-Françoise-Suzanne-Charlotte née Pidou (1757-1817), est fille de pasteur et parente par sa mère avec le célèbre docteur David-Samuel Tissot (1728-1797) ; son frère n’est autre que l’avocat Auguste Pidou (1754-1821), un des « Pères de la Patrie ». Adrien Pichard est ainsi en contact avec la bonne société lausannoise dont il fuit les salons de conversation et les rencontres mondaines. Dans son testament du 11 décembre 1837, il nomme dix-huit conseillers d’hoirie auxquels il accorde sa confiance parmi lesquels des pasteurs, des enseignants, des littérateurs, des juristes, des banquiers, un architecte, Achille de La Harpe (1807-1887). Chacun d’entre eux est une personnalité en vue.

Ce qui frappe dans l’inventaire complet des dossiers dont l’ingénieur cantonal s’est occupé ou auxquels il est mêlé de près ou de loin, c’est l’opiniâtreté d’Adrien Pichard à vouloir se rendre utile à son canton, en recherchant les meilleures (souvent les moins coûteuses) solutions, en s’ouvrant aux derniers développements scientifiques avec lesquels il sait prendre du recul, à l’affût d’idées, quitte à subir les foudres de son entourage et du Conseil d’Etat. Il est en surcharge permanente ; il est souvent en butte avec son administration ingrate et traversée par les querelles intestines. Son tempérament scrupuleux et ses comportements de solitaire crispent son entourage, lui qui peut s’appuyer sur une formation qu’aucun Vaudois n’avait jusqu’alors reçue, en particulier parmi ses autorités de tutelle. Elève d’abord, entre 1807 et 1809, de l’Ecole polytechnique de Paris, dans laquelle il rencontre un de ses maîtres, le célèbre professeur d’architecture, Jean-Nicolas-Louis Durand (1760-1835), puis de l’Ecole des ponts et chaussées de Paris, entre 1810-1811, il effectue ses premières expériences, certaines prestigieuses, en Picardie, Belgique et Languedoc. Lui dont la famille est bourgeoise d’Yverdon depuis 1598, obtient la naturalisation française, en juin 1817. Appelé par le Conseil d’Etat à occuper le poste nouvellement instauré d’ingénieur adjoint et d’inspecteur des bâtiments du Canton de Vaud, il rentre en Suisse, le 8 mai 1818, alors qu’une carrière prometteuse lui était assurée en France. C’est à cette date que la correspondance suivie avec sa mère s’interrompt. Celle-ci, bravant sa situation de veuve depuis 1809, l’avait rejoint à Paris, accompagnée de Samuel (1787-1847), handicapé mental et aux frasques notoires, et dont Adrien, son frère, se préoccupa constamment pour lui offrir des conditions décentes de vie.

Le travail de Paul Bissegger ne s’arrête pas à dresser l’inventaire des projets et des réalisations d’Adrien Pichard dont le nombre peut être exceptionnel (27 pour le pénitencier cantonal ; cinq pour le Grand-Pont, et cinq autres pour l’endiguement de la Baye de Clarens). Il en donne les origines ou les prémisses, les étapes de réflexion et d’exécution, ainsi que la réception et un bilan, allant jusqu’à citer Pierre Dudan et Emile Gardaz qui ont chanté le Grand-Pont respectivement en 1942 et en 1994 (p. 527). Dans ce contexte, il n’est pas surprenant qu’il accorde le plus de pages au pénitencier cantonal de Béthusy et à la ceinture routière de Lausanne avec ces deux témoins principaux du paysage urbain, le Grand-Pont et le passage en tunnel de la colline de la Barre ; il les rapproche d’entreprises apparentées sur le plan international et national. D’autres opérations de qualité sont portées au crédit d’Adrien Pichard, en particulier le pont sur l’Orbe (1822-1831) « qui non seulement existe encore, mais n’a guère été transformé et toujours aussi utile » (p. 393), la route de Nyon aux Rousses par Saint-Cergue (1824-1830) dont, un siècle plus tard, « on vante ses développements artificiels admirablement compris et s’adaptant merveilleusement au terrain ; elle est qualifiée par l’Administration des ponts et chaussées comme une des plus belles – sinon la plus belle – de notre réseau cantonal. » (p. 397). L’ancienne école de dessin, au nord de la cathédrale de Lausanne (1821-1823), la cure des Croisettes, à Epalinges (1822-1824), l’église des Granges de Sainte-Croix (1825-1828) et l’ancienne maison du directeur des salines, à Bex (1825-1827) sont encore existantes.

Un chapitre « Les techniques de construction routière » constitue un aparté de 53 pages qui discute de l’empierrement et du macadam, deux procédés pratiqués par Adrien Pichard, et fait valoir diverses pratiques telles que les « monuments » de génie civil, les pierres milliaires, les « pierres à sabot », les poteaux indicateurs », les bornes, les bouteroutes, les pierres de pionniers et pierres-repères, sur lesquelles Adrien Pichard fit des remarques occasionnelles.

Un autre chapitre révèle une facette méconnue de la personnalité d’Adrien Pichard. Celui-ci, à partir de 1811, a réuni des notes en vue de l’élaboration d’un « système » qui permette de remonter jusqu’aux éléments fondamentaux de la pensée humaine. L’ouvrage sera publié à Paris en 1834 sous le titre : Ebauche d’un essai sur les notions radicales. « Ces notions radicales », ainsi désignées par leur promoteur, seraient à l’origine non seulement de tout notre savoir, mais aussi de tous nos sentiments. Cette idée d’enchaînements et de combinaisons de pièces élémentaires s’inspire sans doute de la chimie avec ses atomes, ses corps simples et composés, ses molécules. Le livre fut un insuccès et tomba rapidement dans l’oubli. La lecture des critiques dont celle de Prosper Enfantin (1796-1864), chef du mouvement saint-simonien éditée in extenso, reflète les lacunes de la démonstration de l’ingénieur cantonal.

Enfin, un dernier chapitre intitulé « Vie privée » donne une face intime d’Adrien Pichard qui épousa, le 10 mai 1822, Julie-Françoise-Aimée Mouron, de dix ans sa cadette (1800-1861) et fille d’un propriétaire-vigneron, conseiller municipal et juge à Chardonne. Le couple eut quatre enfants, dont trois filles, entre 1823 et 1838. Marie mourut prématurément en 1832, à l’âge de sept ans. La tuberculose causa les décès successifs d’Adrien Pichard, le 25 septembre 1841, deux mois avant celui de sa fille Charlotte (1823-1841) et seize ans avant celui de Marius (1835-1856), promis à une carrière de médecin. Hélène (1838-1860), alors mariée, perd la vie, le 26 juillet 1860, quelques mois avant sa mère (février 1861). Si elle fut une mère attentionnée et dont les « aspirations intellectuelles [furent] étouffées par l’horizon borné de sa vie quotidienne » (p. 668), Julie a laissé un témoignage touchant sur les valeurs de son mari : « Doué d’une infatigable activité dans son travail, de connaissances mathématiques et pratiques peu communes, sa droiture irréprochable et son dévouement à son pays ont rendu sa mémoire chère à ses concitoyens […]. Son âme était élevée, son cœur simple, ses goûts purs. Les beautés en tout genre, celles de la nature, surtout, lui procuraient d’indicibles plaisirs, tout ce qui était grand réveillait en lui un écho d’enthousiasme généreux, et cependant les images les plus simples, les tableaux les plus enfantins, colorés par son imagination, lui imposaient ses plus réelles jouissances ; il n’en cherchait pas hors de son petit cercle de famille et qu’il ne désirât lui faire partager. » (pp. 690-691).

A cet éloge ajoutons celui qu’Henri Perregaux lui rend, en 1844-1845, dans son texte « De l’architecture dans le Canton de Vaud » (Edition par Paul Bissegger, D’ivoire et de marbre, op. cit., p. 636) : « On lui doit la conception et l’exécution de la plupart des grands et beaux travaux exécutés dans le canton de Vaud depuis son émancipation. Outre tout ce qu’il a exécuté dans un court espace de temps, il a laissé et légué au pays une multitude de projets dont une partie s’exécute ou s’exécutera avec le temps. Enlevé au milieu de ses travaux, sa mort a été justement considérée comme une perte immense pour le Canton. Ses œuvres, plus appréciées après lui que de son vivant, resteront comme des monuments qui survivront longtemps à ses détracteurs. On trouvera peu d’ingénieurs qui, dans une vie aussi courte, auront produit une si grande multitude d’ouvrages. Dans un pays aussi accidenté que le Canton de Vaud, il a eu à tracer des routes dans toutes les positions, en plaine, dans les montagnes, au travers des ravins ; partout il a habilement surmonté les difficultés sans qu’il y paraisse, tellement sa méthode s’appliquait naturellement à la conformation du terrain. Sa modestie égalait ses talents ». Laissons à Paul Bissegger le dernier mot (p. 701) : « Malgré sa force de travail, son originalité, son caractère marqué, Pichard se révèle assez fragile. D’un point de vue professionnel, son indépendance farouche, un certain manque de flair politique et sa volonté de trouver une solution sortant des sentiers battus ne l’ont pas toujours servi. Nous avons montré l’écorché vif souffrant de ne pas être reconnu à sa juste valeur par les autorités politiques. Ce personnage attachant, modeste et rigoureusement honnête, est tourmenté par un sens du devoir qui le pousse en permanence à rechercher des améliorations, même lorsque ses projets ont été officiellement adoptés. Ce perfectionnisme, souvent perçu comme un manque d’assurance et de préparation, tend à saper son crédit. Néanmoins, Adrien Pichard occupe une place prépondérante dans la mise en place des infrastructures bâties qui ont permis l’essor économique et social du jeune Canton de Vaud ».

Zitierweise:
Coutaz, Gilbert: Rezension zu: Bisegger, Paul: Ponts et pensées Adrien Pichard 1790-1841. Premier ingénieur cantonal, Lausanne 2019. Zuerst erschienen in: Revue historique neuchâteloise, Vol. 1, 2020. Online: <https://svha-vd.ch/cr15-paul-bissegger-ponts-et-pensees-adrien-pichard-1790-1841/>